Le père Meinrad Hebga est mort. C’est incontestablement une perte, grande et multiforme pour notre pays.
Par Marcelin VOUNDA ETOA*
Mais à 80 ans (il les aurait eus en fin de ce mois), s’il n’est pas parti rassasié de jours comme les patriarches de la Bible, il a au moins eu le privilège d’une certaine longévité, au regard de l’espérance de vie ici et même ailleurs. Et ses jours, le père Meinrad Hebga les a remplis de travaux divers et d’activité. Le jésuite camerounais est l’auteur d’une quarantaine de travaux au nombre desquels figurent deux maîtres ouvrages : Afrique de la Raison, Afrique de la Foi, (Paris, Karthala, 206 pages, 1995) et La Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux (Paris, l’Harmattan, 362 pages,1998). Analysant ce second ouvrage, Charles OSSAH affirme que " Meinrad Hebga permet de comprendre que la critique occidentale des discours mythologiques africains est sujette à caution parce qu’elle part de présupposés qui ne sont pas les nôtres, à savoir d’un schéma dualiste du composé humain. Elle est sous-tendue par la croyance à l’existence d’une métaphysique et d’une psychologie philosophique unique, universelle et normative, philosophie de référence, d’ailleurs mal définie. Cette critique occidentale évite difficilement le réductionnisme sociologiste ou psychologiste, le mythe d’une " raison universelle "est radicalement dépassé. " Pour OSSAH, la réflexion de Meinrad Hebga qui est non seulement originale mais aussi révolutionnaire marque un " tournant décisif dans l’histoire de l’émergence d’une philosophie propre en Afrique ".
Au plan national l’ensemble de l’œuvre de Meinrad Hebga a fait l’objet d’une importante réception critique ces trois dernières années : d’abord à l’occasion d’un cycle de conférences qui ont donné lieu à une publication en juillet 2006 sous le titre Philosophes du Cameroun (Presses universitaires de Yaoundé). Quatre études de cet ouvrage qui présente les principales figures de la philosophie au Cameroun (Njoh Mouelle, Towa, Eboussi Boulaga et Hebga) y sont consacrées au prêtre jésuite. La vigueur du débat suscité par l’œuvre de Hebga dans cet ouvrage est à la mesure de l’importance et de la complexité des questions qu’il analyse. L’œuvre du père Hebga, telle qu’elle est présentée dans Philosophes du Cameroun, a l’étonnant pouvoir de diviser les philosophes camerounais en deux camps irréconciliables. Le deuxième ouvrage consacré à Hebga est plus consensuel ; il est paru en 2007 à Yaoundé, aux éditions Terroirs de Fabien Eboussi Boulaga, sous le titre Dialectique de la foi et de la raison. Hommage à Pierre Meinrad Hebga. Peu avant ces deux ouvrages, un jeune chercheur camerounais avait consacré au prêtre exorciste une thèse de Ph.D. présentée devant l’université de Yaoundé I.
Au regard de son âge et surtout de son œuvre, il serait donc raisonnable qu’on se console du départ du père Hebga ; ses œuvres le suivront certainement. Ce qui eût été désolant et qui l’est pour ceux qui partent presque au même âge, c’est qu’ils partent sans qu’on sache ce pour quoi ils étaient venus ou que l’on ne le sache que trop bien, au regard du désastre qu’ils laissent.
Mais la chose dont on ne se consolera jamais, c’est l’oubli dans lequel va inexorablement tomber le père Hebga, corps, oeuvre et mémoire. Loin de faire une prémonition funeste, c’est un constat empirique qui amène à dire hélas!que le père Hebga, si rien n’est fait, n’aura pas, dans la mémoire collective nationale, un destin différent de celui des Tchuidjang Pouemi, Georges Walter Ngango... En effet, après la mort tragique du Pr. Roger Gabriel Nlep le 28 avril 2003, on n’a plus parlé de lui. Bernard Nanga, auteur de deux romans admirables dont l’un a reçu le Prix Noma a pendant un certain temps survécu grâce à l’inscription de son beau roman Les chauves souris dans les programmes scolaires ; Stanislas et surtout Thomas Melone, l’un des inventeurs de la critique littéraire en Afrique, René Philombe, le père de l’institution littéraire au Cameroun, Mgr Zoa, Mgr Ndogmo… la liste est longue de nos dignes compatriotes dont le souvenir disparaît des mémoires les plus vivaces. Engelbert Mveng et Francis Bebey doivent leur survie précaire à leur présence dans les programmes scolaires. Paul Ango Ela et Mongo Beti doivent, eux, leur présence dans notre mémoire collective à la dynamique fondation et à l’association dont leurs veuves sont les principales animatrices.
Des formules simples existent pourtant, pour nous exorciser de l’oubli et de l’amnésie ; le baptême est l’une d’elles. Sauf à vouloir les baptiser de noms d’anges, il est temps de donner aux amphithéâtres de nos universités par exemple, d’autres noms que des numéros et à des places et à des édifices publics les noms des plus illustres d’entre nous, comme cela se fait partout ailleurs où on a le sens de la mémoire et le souci de la reconnaissance.
* Directeur des éditions CLE