Charlotte Dipanda : " J’ai commencé à écumer les cabarets vers l’âge de 15 ans "

Nous recevons une personnalité qui sera probablement une future grande dame de la musique camerounaise et africaine.

Elle a choisi très tôt de se consacrer à la musique sous la houlette d’un  mentor : Jeannot Hens, aujourd'hui décédé. Un début á l'âge de 14 ans dans des cabarets de la ville de Douala. Puis un départ, il y a huit, pour la France afin de voir d'autres horizons et s'ouvrir á d'autres courants musicaux. Puis un grand retour avec un premier Album Mispa …Charlotte Dipanda était invitée, il y a quelques mois, dans l'émission “Entretien”, qui est diffusée tous les jeudis  à 22 heures sur STV2

Image

Vous avez choisi Mispa comme titre de votre album. C'est le nom de votre grand-mère. Est-ce elle qui vous a élevé ?
Tout à fait! Ma mère nous a eus très jeune et ma grand-mère a un peu récupéré les enfants de tout le monde (mes tantes et oncles), voilà comment on s’est tous retrouvés á vivre chez les grands parents.

Comment était-elle avec vous, plutôt sévère ou « mère poule » dans l’éducation qu’elle vous a donnée ?
Je dirais plutôt « grand-mère poule » ! Elle savait parfaitement tempérer les tensions qu’il pouvait y avoir entre mère et fille.

Pourquoi les relations étaient-elles conflictuelles avec votre mère, est-ce parce que vous avez choisi de faire de la musique très tôt?
Oui ! J’ai commencé à me passionner pour la musique très tôt. C’est tout à fait compréhensible qu’une mère, à cette époque, n’accepte pas que sa fille de 13 ans puisse vouloir quitter l’école pour faire de la musique.

Mais d’où vous vient cette passion?
Ce qui est paradoxal est que mes oncles jouaient à des instruments de musique, ma grand-mère et même ma mère chantaient peut-être, mais ne le faisaient pas de manière très professionnelle. Et moi je débarque, je ne veux que faire de la musique. En fait, je trouvais l’école un peu ennuyeuse ! Les maths trop compliquées, la philosophie, je ne comprenais que dalle ! Alors j’ai préféré chanter à  aller à l’école.

Il semble que vous commencez à chanter dans les cabarets, très jeune…

J’ai commencé à écumer les cabarets vers l’âge de 15 ans.

Qui vous y a entraînée ?

Je n’avais pas besoin d’être entrainée …Il faut savoir que j’ai fait mes études à l’Ouest, à Mbouda, chez un oncle policier. Pendant les vacances, je suis arrivée à Douala et je n’ai plus eu envie de retourner à l’Ouest. Là-bas, je n’avais que la possibilité d’aller chanter à l’église, le dimanche. J’avais envie de m’y intéresser plus sérieusement. Et j’arrive donc ces vacances, c’était lors de la célébration de la fête de la musique et je décide d’aller à la manifestation la plus proche de mon quartier, à la Salle des fêtes d’Akwa. Je découvre la scène, le public. Je rencontre un groupe de jeunes rappeurs camerounais qui répétait une chanson qu’ils étaient censés chanter. Ils mimaient une mélodie et je me suis dit qu’il leur manquait quelque chose ! Je leur propose une voix féminine et, spontanément, je vais apprendre leur refrain. Voilà comment je me retrouve en train de me produire à la fête de la musique, de façon hasardeuse. Et nous remportons le premier prix.

Etait-ce grâce à vous ?
Je ne sais pas ! Peut être !

Comment vous retrouvez-vous à jouer dans des cabarets ensuite?
Je me retrouve dans les cabarets grâce à un artiste : Longuè Longuè. A chaque édition de la fête de la musique, c’est lui qui gagnait. C’est Longuè Longuè qui me parle pour la première fois de chanter en cabaret et, à l’époque, il chantait dans un endroit qui s’appelle Echos de Bonanjo, qui n’était pas vraiment un cabaret, mais un endroit où on pouvait chanter de 17h à 20h donc. Il se dit que j’aurais le temps d’aller à l’école. Il m’y emmène et je me souviens que j’étais au lycée Joss. A la fin des cours, j’enlevais juste le haut de ma tenue, puis je devenais une jeune fille normale.

Qu’est-ce que vos parents pensaient de tout cela ?

Le souvenir que j’ai est que très peu de personnes m’ont soutenue dans cette démarche-là ! Personne ne semblait comprendre que c’était ce que je voulais faire. Ma mère m’a dit d’arrêter, mais il a fallu que je fasse un choix.

Gagniez-vous bien votre vie en chantant dans les cabarets ?
Pas grand-chose, en plus, je faisais cela par passion !

Quel type de musique vous interprétiez ?
Céline Dion, Mariah Carey, Tony Braxton et il faut dire que j’étais branchée variétés américaines, comme tous les jeunes au lycée à cette époque là.

Au total, combien de temps vous passez en cabaret ?
Presque trois ans ! Je chantais à Douala et un peu à Yaoundé, après que l’album avec Jeannot Hens est sorti.

Justement, comment est-ce que vous rencontrez Jeannot Hens ?
Les jeunes hommes avec lesquels je squattais la scène du 21 juin pour la fête de la musique, ce sont eux qui me parlent de Jeannot Hens pour la première fois. Il préparait son album et il avait besoin d’une voix pour faire les chœurs, et ils me disent que ce serait l’occasion de flirter avec l’univers du studio, vu que je commençais à peine. Et à l’époque, Jeannot était un guitariste très doué, qui travaillait avec Petit Pays et son groupe les Sans visa.
 
Est-ce que lui ne préférait pas chanter ?
En fait, quand il fait appel à moi, c’est vraiment pour faire les chœurs et il chante lui-même ses chansons .Quand on arrive chez lui, il est assis sur son lit et il joue à la guitare, moi je tombe donc sous le charme de sa mélodie…Je rencontrais un mec assez introverti jouant magnifiquement à la guitare et,  tout de suite, j’ai eu envie de travailler avec lui …

Comment se fait-il que Jeannot qui souhaite chanter lui-même ses chansons se retrouve en train de vous laisser la place, parce que  c’est vous qui faites la voix principale au final...
Jeannot préparait cet album depuis deux ans pratiquement. Il se trouve qu’il n’était pas encore tombé d’accord avec son producteur, qui est Pascal Embon. Pendant les répétitions, je me suis permise de faire les voix lead en m'amusant et j’ai appris, par la suite, que je pourrais peut- être chanter la voix principale. C’est finalement de cette manière que je ferai donc la voix principale.

Il faut dire que l’album a été un succès mais pensez-vous que la promotion a été bonne, est-ce que cet album vous a lancée ?
Je pense que cet album s’est fait une petite santé naturellement ! C’est vrai qu’on a fait de la promotion, mais j’envisageais déjà de partir du Cameroun et ce n’était pas évident pour moi de suivre Jeannot en concert. En fait, quand j’ai accepté la collaboration, j’ai pensé m’approprier inconsciemment l’album mais, ce n’était pas le cas, malheureusement : il était à Jeannot Hens. Je crois que tous les deux on a sous-estimé cet album. Il passe à la radio et tout le monde dit que le nouvel album de Jeannot Hens. Cependant, on entendait une voix de femme, raison pour laquelle quelques journalistes et animateurs prennent l’initiative de présenter Charlotte Dipanda, via cet album-là. Et on peut dire que cela a créé de petits problèmes entre nous.

Sur le plan financier, est-ce que l’on peut dire que l’album vous a apporté quelques avantages ?
Oui, un peu. Mais ce qui m’intéressait, ce n’était pas l’aspect financier. Cela m’importait peu. Je voyais cette aventure bien au-delà.

N’avez-vous pas été abusée  par le producteur ?

Non, pas du tout !

Parmi les titres qui vous ont fait connaître il y a, entre autres, Ndando et Longuè : de quoi parlent-ils ?

Ndando parle de discrimination.  Dans cette chanson, Jeannot dit : « je n’ai pas d’amis parce que je n’ai pas d’argent, je ne représente rien… ».  Longuè, c’est une chanson qui donne des conseils à une jeune fille qui est presque en train de s’égarer.

Est-ce que vous vous reconnaissez dans ce portrait ?

Pas du tout ! Moi j’ai toujours écouté  les conseils.

Ces titres, vous avez souhaité les reprendre dans votre premier album, Mispa, pourquoi ?

Simplement pour rendre hommage à celui qui m’a tenu la main. Pour moi, cela me paraissait naturel et j’avais l’impression que le projet avec Jeannot n’était pas achevé. Donc, j’ai voulu, à travers cet album, faire des concerts comme je n’avais pas pu le faire, afin que tout le monde vive l’émotion de la chanson et surtout pour que Jeannot continue à vivre.

Au moment où sort cet album avec Jeannot Hens, vous décidez de partir. Qu’est-ce qui vous pousse à partir et dans quelles conditions partez-vous ?
Je pars parce que j’avais l’impression d’avoir déjà fait le tour. J’étais toujours à la recherche de quelque chose, j’avais envie de grandir. Il faut dire que le cabaret a quelque chose de spécial. C’est que, tous les soirs, vous chantez les mêmes chansons pendant un bon nombre d’années. A un moment donné, cela devient monotone surtout pour ceux qui ont de l’ambition. Je pars parce que je rencontre d’autres artistes qui me proposent de faire autre chose : des concerts, je me rends compte que c’est très enrichissant.

Pourquoi avoir choisi la France pour destination, alors que votre mère vit aux Etats-Unis ?
Je choisis la France pour la « proximité ». Pour moi, l’Amérique c’était trop loin. J’estimais aussi que la France, c’était le carrefour des musiques du monde et j’aurai peut-être plus de chance là-bas.

Est-ce vrai que Lokua Kanza a joué un rôle dans votre décision de partir ?

Oui, tout à fait ! Je le rencontre, de façon inopinée, un soir au cabaret. Il était venu au Cameroun pour un concert et il était question qu’il recrute deux choristes sur place. Ce qui fait qu’il écumait un peu tous les cabarets. Après mon tour de chant- c’était au Sénat-, je descends et je vais m’asseoir près des autres artistes. Lui, il était déjà installé. Il me regarde et me complimente sur ma façon de chanter et je crois que, sur le coup, j’ai rougi ! Après, il nous propose de boire un pot avec les autres musiciens et c’est ainsi que, Bill Muicha et moi, il nous choisit pour l’accompagner. Au cours de nos discussions, il me fait réaliser indirectement qu’il y a plus de possibilités ailleurs…Par la suite, le cabaret à Douala ne m’intéressait plus vraiment. Alors, je décide de partir à Yaoundé, où je chante au Kaba Ngondo.

Avez-vous de la famille et qui vous accueille en France ?
Quand j’arrive, je vais voir une grande cousine que je ne connais pas personnellement, mais dont je connais les frères et sœurs qui sont au Cameroun. Je constate que c’est tellement différent de ce que l’on peut imaginer. Tout est différent ! Le climat, les mœurs …et, avec le temps, je me demandais si c’était finalement une bonne idée ! Peu après,  j’appelle Lokua et il m’invite, naturellement. A l’époque, il habitait en banlieue parisienne et avait un studio d’enregistrement chez lui, où il préparait l’album de Papa Wemba …C’était magnifique ! Ayant vu comment je mimais un tout petit peu alors, il me demande si je n’ai pas envie de poser une voix sur l’album qui n’est pas encore fini. Finalement, je fais les chœurs dans cet album et une voix lead avec papa Wemba. Je me rends donc compte que c’est une opportunité en or !

Dans le milieu musical camerounais, il y a quand même quelques vieux ténors. Avez-vous été encadrée par les anciens ?

Pas vraiment ! Les anciens, ils nous encadrent et ils ont leur définition de l’encadrement. J'ai subi beaucoup de bizutage… Mais après, il m’est arrivé de travailler pour des artistes célèbres comme Manu Dibango, Rokia Traoré, Lokua, Alpha Blondy, avec lequel j’ai fait des scènes aussi, sans oublier Axelle Red.

Vous avez aussi travaillé avec des Chinois, des Malgaches, etc. Comment cela se passe, comment arrivez vous à gérez tous ses rythmes ?
Vous savez, ce n’est pas facile, mais, c’est mon métier ! La musique a un langage universel, sauf, peut-être, au niveau de la langue. Mais les codes sont les mêmes. Pour moi, c’est très enrichissant. C’est un exercice que je prends beaucoup de plaisir à faire. Surtout que c’est un milieu où la compétition est très rude.

Cette fois-ci,  puisque vous êtes sollicitée, gagnez-vous bien votre vie ?
Oui, c’est le cas.

Quand est- ce que vous décidez de faire votre premier album solo ?
C’est quand mon fils naît ! Je n’avais plus envie de faire la choriste. Je me suis dit qu’un jour, je devrais mieux, lui expliquer mon travail. Alors, j’ai eu envie de m’affirmer ; déjà en tant que mère, mais aussi en tant que chanteuse.

Votre premier album est intitulé Mispa, c’est en hommage à votre grand-mère. Quelles ont été les conditions techniques  de sa réalisation ?
L’enregistrement nous a pris environ deux mois, mais, la composition, un peu plus de temps. J’ai travaillé avec Julien Pestre, Guy N'sanguè (le bassiste des Kassav), mon arrangeur et réalisateur. Douze titres, dont deux repris en hommage à Jeannot Hens. Il y a des ballades acoustiques et des titres qui sonnent un peu afro-jazz-rock. On a beaucoup mélangé les sonorités. D’ailleurs, je crois que je vais vous chanter le titre Mbasan, qui est une histoire d’amour…

Il y a quelques mois, vous avez donné deux concerts au Centre culturel français de Douala et un hommage vous a été rendu par la Gabonaise Annie Flore Batchielilys ; il parait que vous avez pleuré. Vous avez la larme facile ?
Oui, c’est mon côté humain. En fait, Annie Flore vient à mon concert et je me rappelle qu’il y a quelques mois, j’allais la soutenir à l’Olympia à Paris et j’admirais son concert. Donc, c’était un honneur pour moi de la voir à mon concert. C’était énorme et, en plus, je ne savais pas qu’elle devait être là.

Êtes-vous satisfaite de cette première sortie sur le Cameroun ?
Oui, surtout le fait que ce soit inattendu, pas prémédité. Je continue de vivre ce moment que m’a offert le public de mon pays. Le disque est sorti en Europe le 18 mai et je suis partie plus forte et plus confiante, vu l’accueil que j’ai eu ici.

Etait-ce important pour vous ce retour à la maison (Cameroun) ?

Oui, car il fallait que je retourne chez moi tâter le terrain et me rendre compte que j’ai une vraie force ici ! Je venais en me disant que j’espère que l’on suivra mon regard, que l’on comprendra mes styles. Je me suis rendue compte qu’on parle la même langue et, pour moi, c’était vachement important !

Vous revenez en prélude à l’inauguration du Palais des sports pour un autre concert, comment sont liés ces évènements là ?
Il y a un grand monsieur qui arrive pour le concert à Douala, c’est Ferdinand Nana Payong, qui suit ma carrière depuis longtemps et qui y a contribué énormément. J’ai, par ailleurs, joué dans un cabaret, le Kaba Ngondo, dont il était le patron. Je l’ai vu ce soir et, avec la coopération d’Abraham, qui est un peu mon attaché de presse ici, on lui propose de présenter cette soirée-là. Voilà comment Ferdinand Nana Payong, naturellement, comme il s’occupe de l’inauguration du Palais des sports, a fait appel à moi pour que je présente cet album au public de Yaoundé.

Avez-vous quand même eu l’occasion de visiter le Palais des sports en question ?
Oui, je l’ai trouvé splendide ! Je crois que j’ai une longueur d’avance sur ceux qui ne sont pas encore allés le voir. Le sentiment général que j’ai eu là-bas était que j’avais l’impression de ne pas du tout être au Cameroun, j’étais fière de me dire que nous pouvons avoir ce genre d’endroit au Cameroun. C’est beau, c’est concret !

Vous vous êtes également produite au Palais des congrès de Yaoundé, qu’attendiez-vous de ce spectacle là ?
Yaoundé, c’est un public que je connaissais très peu, parce que j’ai plus été une fille de Douala. J’étais curieuse de savoir ce que le public de Yaoundé pensait de moi, j’étais très confiante, surtout au vu de l’engouement que cela a suscité dans les médias aussi.  Le fait que j’ai été bien accueillie à Yaoundé m’a beaucoup rassurée et je me suis alors dit que je ne suis pas, tant que cela, une étrangère pour ce public-là. Il faut dire que les milliers de spectateurs qui sont venus au Palais des congrès n’ont pas été déçus !

Puisque, maintenant, vous êtes passée de l’autre coté, est-ce que vous pensez abandonner les chœurs ?
Je me suis rendue compte que c’est quelque chose que j’aime fondamentalement faire, accompagner les autres artistes.  Je n’aurai peut-être plus la même disponibilité, mais, à chaque fois que j’en aurais l’occasion, je le ferai volontiers !

Peut-être maintenant, en tant qu’artiste confirmée, vous allez élever les standards, en termes de cachet...
Vous comprenez mieux !

Quel artiste, avec lequel vous avez travaillé, vous a le plus marqué ?

Je dirais Lokua Kanza. Et il est possible que l’on sente des influences de sa musique dans mon album. Je sais et je suis sûre que tous les Camerounais l’apprécient et continueront de le savourer.  C’est tout ce qu’un artiste peut demander !

Propos recueillis par
Thierry Ngogang
Source : Le Jour

mboasawa

3713 Blog des postes

commentaires