Positions : Le griot, le Prince et la chanson

Les critiques défavorables ou louangeuses des artistes ont marqué la vie politique camerounaise.
Jean Baptiste Ketchateng

Octobre 1992. Le Cameroun est en ébullition, car le pays va connaître sa première élection présidentielle pluraliste depuis l'indépendance en 1960. Paul Biya, qui vient de sauver sa majorité parlementaire en ralliant à sa cause une partie de l'opposition, fait face à l'aile réputée dure de la contestation politique. John Fru Ndi, président du Sdf et porte-étendard de la coalition baptisée Union pour le changement, représente le challenger annoncé par la presse proche de l'opposition pour battre le président sortant. A la télévision, le " Chairman " du Sdf et ses supporters se font accompagner par la chanson " Liberté " d'Anne Marie Nzié. A peine les premières notes de cette campagne en chanson ont-elles été jouées que l'artiste est interviewée par la télévision nationale et déclare qu'elle n'a pas " chanté cette chanson pour le Sdf, mais pour le Rdpc ".

Liberté était pourtant devenue une sorte de chant de ralliement des opposants au système. Sur le parvis de la salle des fêtes d'Akwa, ou dans les marches conduites par Samuel Eboua, patron de la Coordination des partis de l'opposition, cet air grisant de changement était repris en choeur par des milliers de Camerounais aspirant à la... liberté. Pourtant, Anne Marie Nzié se refusera à voir dans cette chanson un hymne pour la " révolution " qui grondait de partout. Ce, malgré le texte de la chanson qui aurait pu servir effectivement à remercier le " Dieu tout-puissant " de la liberté que l'on allait retrouver. Cet épisode connu de l'itinéraire d'un morceau intéressé à la vie de la cité cache des textes forts en thème qui ont connu des destinées différentes, le plus souvent en relation avec leur degré d'impertinence.

Idiba
Jean Bikoko Aladin, auteur d'une chanson écrite à la fin des années 1960 et reprise en 1986, avait ainsi dû se tasser devant les interrogations de la police politique. " Les phrases: Hi ki djam li gwé ngen, yag ba haoussa ba gwé ngen, explique un fan du chanteur d'assiko, s'adressaient à Ahidjo. Il lui disait à mots voilés qu'il partira un jour du pouvoir. Que chaque chose dure un temps." Sous-entendu, Ahmadou Ahidjo, premier président de la République du Cameroun, était un dirigeant illégitime et inefficace aux yeux de Bikoko. Qui n'hésita d'ailleurs pas à rééditer la prophétie avec Paul Biya dans sa reprise. " Il ne faut donc pas confondre la citation du groupe régional avec la personne au pouvoir qui est finalement désignée ", soutient notre fan.
Pour Henriette Ekwe, militante de l'Upc, l'histoire du Cameroun a souvent été marquée par des chansons de ce type du fait de l'autoritarisme des régimes Ahidjo et Biya qui poussait des adversaires du système à contester comme elle : dans la clandestinité. Usant de chemins détournés, explique-t-elle, Francis Bebey a ainsi critiqué le système en place à travers sa chanson " Idiba ". " Il disait que le ciel est calme mais que celui qui a la direction des affaires n'est pas à la hauteur ", soutient Mme Ekwe. Classé dans le rayon des grands succès de la musique camerounaise, " Idiba " a été reprise par plusieurs artistes dont Manu Dibango.

Egalement célèbres, les chansons de Lapiro de Mbanga, " héritier " de Jean Bikoko et Francis Bebey, se firent plus directement critiques à l'égard du pouvoir. " Kop Nye ", " Surface de réparation " des albums de l'enfant-chéri puis vomi de la contestation politique des années 1990 précèdera " Mimba wi "et les autres succès de Ndinga Man. " Il était cohérent, quand il disait que Jacques Chirac for Ngola en parlant de Basile Emah, délégué du gouvernement auprès de la Communauté urbaine de Yaoundé, n'avait pas raison de pourchasser les vendeurs à la sauvette qui ne demandaient qu'à travailler normalement eux aussi. En 1989, Mimba wi s'adressait bien à Biya le big katika qui semblait simplement ne pas connaître les souffrances du peuple. " Jacques Simo, courtier en assurances parle ainsi avec emphase des belles heures de Lapiro, dont il ne " ratait jamais un album, une parole ou un concert ". Le populaire chanteur après avoir dressé un tableau critique du Cameroun, sans vitrioler clairement le promoteur du Renouveau, ne fait plus foule.

" Je ne le classerai pas parmi les griots du système, mais tout le monde peut constater qu'il continue à parler durement de ceux qui nous gouvernent alors que ceux-ci nous ont fait voir qu'il avait retourné sa veste ". Les hommes de pouvoir à Yaoundé et les stratèges qui ont pensé le sauvetage du Renouveau avaient tout au moins réussi à faire dire à ce chanteur qui, sans appareil politique, s'était hissé par la seule force de ses chansons dans l'équipe de direction de la Coordination de l'opposition, que les villes-mortes n'étaient plus la solution. Un effort que Paul Biya comme son prédécesseur n'ont pas dû réaliser pour d'autres comme Jojo Ngalle, André Marie Tala, Georges Seba ou Archangelo.

Bikutsi
Le premier est resté célèbre pour son Makossa à la gloire du promoteur de la " Rigueur et de la Moralisation ", tandis que le deuxième n'entend plus à la radio nationale son admiration pour les " Douze ans de progrès " d'Ahmadou Ahidjo à la tête de l'Etat. " Va de l'avant Paul Biya ", demeure un air fort connu sur les ondes de la Crtv, après la disparition de l'accordéoniste de Moneko'o. Tout comme la chanson du défunt Samuel Eno Belinga, concoctée aux premières heures du " Renouveau donné aux Camerounaises et aux Camerounais ", trône toujours en générique de fin des journaux d'information de la radio de service public.

Onguené Essono, dans une étude publiée par Politique Africaine en décembre 1996 et intitulée Démocratie en chansons: les bikut-si du Cameroun, relève que les chansons de ce rythme, en relation avec la gestion de la cité, ont deux fonctions : laudative et cathartique. " Les présidents Ahidjo et Biya ont eu droit aux Bikut-si célébrant leur action et leurs missions. Biya est même l'élu et l'envoyé de Dieu, qui mérite respect et vénération. "Papa Paul, assume ta tâche, c'est Dieu lui-même qui te l'a confiée. " " A travers la chanson politique, se révèle le fidèle engagement et l'indéfectible attachement au père de la Nation, membre du clan. ", écrit le chercheur.

Pourtant, relève-t-il, le bikutsi " refuse [aussi] l'idolâtrie et la torture. Comme code de la société, la chanson libère les refoulements et vide les rancœurs... On interpelle le pouvoir pour dénoncer vivement et nommément les tares sociales et leurs auteurs. Dans une mélodie funèbre et lugubre, les femmes de Nkol-Afeme se désolent et explosent: " Le macabo se brade. Le sel vaut de l'or. Se brade le manioc alors que la viande de bœuf est intouchable. La banane se vend mal, la ville de Yaoundé est chère. Paul Biya où est l'argent? Mais où donc s'en est allé l'argent? Qu'as-tu donc fait de l'argent? " Un peu comme Sala Bekono, qui crie dans " Bese ba yem " vers " Mot Nnam ", le chef Biya en disant " Bia bo ya ? ". Une interrogation reprise par une génération de nouveaux chanteurs tels que Longue Longue, Junior Sengard, Krotal et Koppo qui se dit fatigué de ce Cameroun dont il veut seulement " go ". Comme si les chansons depuis lors n'avaient pas changé le prince.

mboasawa

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