Tiken Jah Fakoly : Mon nouvel album est destiné à revaloriser l’Afrique

Entretien avec un artiste engagé…
François Bensignor (Correspondance particulière)

Ton installation à Bamako a-t-elle fait évoluer ta vision des problèmes liés à la globalisation ?
J’ai toujours dit que le problème avec la mondialisation c’est que le gâteau n’est pas partagé de la même manière. Je chante l’unité et je ne peux pas être contre le fait que les pays du monde se mettent ensemble. Mais la question qui me préoccupe, comme beaucoup d’alter mondialistes, concerne le partage équitable.

Pourquoi avoir intitulé votre nouvel album "L’Africain" ?
Parce que cet album traite à 80 % de l’Afrique et des Africains. Pendant longtemps, j’ai parlé des rapports entre l’Occident et l’Afrique, du comportement des hommes politiques occidentaux en Afrique et même dans leur pays. Cette fois, j’ai décidé de faire un album pour essayer de redonner à l’Afrique une image dont je ne parle pas très souvent. Quand je dénonce le comportement des gouvernants africains, certaines personnes peuvent avoir une mauvaise image de ce continent. J’ai donc décidé de faire un break, en disant : voilà ce que je dénonce et je ne me contredis pas, mais voici ce qu’est réellement le continent africain, contrairement à ce que l’on veut vous faire croire.
Cet album parle d’unité africaine. Il est destiné à revaloriser l’Afrique. Dans la chanson "Viens voir", par exemple, je dis que pour qu’un Occidental parle de l’Afrique, il faut qu’il y fasse un tour. Il n’est plus question qu’il s’installe devant sa télé à Paris ou à New York pour raconter ensuite qu’il a vu les Africains se massacrer au Darfour, que dans tel pays il y a tel pourcentage de gens atteints du sida, etc. Non ! Il faut venir en Afrique pour voir comment les Africains accueillent leurs semblables. J’ai envie de montrer aux gens les côtés positifs de l’Afrique.

Au moins deux chansons de l’album sont inspirées de ton expérience en France, "Africain à Paris" et "Gauche Droite". Ta distance par rapport à la situation française te permet-elle de mieux cibler tes critiques ?
Oui. Aujourd’hui, je suis un peu en France comme j’étais en Afrique. Pendant la campagne électorale, on m’a même invité à participer à un meeting de Ségolène. Je n’y suis pas allé, parce que si nous, leaders d’opinion, nous dénonçons l’ingérence des politiques français en Afrique, il n’est pas question que nous venions nous ingérer dans les affaires françaises. Nous laissons aux Français le choix de leur président. Maintenant, nous demandons à ce président élu par la majorité des Français de voir le cas de l’Afrique d’une manière différente de celle de son prédécesseur.
Dans "Africain à Paris", j’explique la vie d’un Africain à Paris. Il s’agit d’expliquer aux jeunes Africains qui veulent partir en Europe deux choses. D’abord que les Européens n’ont pas le droit de leur dire de ne pas partir, parce qu’ils viennent chez nous quand ils veulent. Ils demandent le visa le matin, on leur donne le soir ou le lendemain. Il doit y avoir entre 0% et 1% de refus de visas pour l’Afrique, alors que dans le sens contraire, c’est entre 60 % et 70 %. Et c’est une injustice flagrante qu’il faut dénoncer. Ensuite, qu’ils doivent comprendre que leurs frères qui sont à Paris ne vivent pas sur l’or. Ils envoient des photos où ils posent bien habillés devant la Tour Eifel, mais ils ne montrent pas le lit dans lequel ils couchent. Il y a un leurre dans cette histoire. Si l’on expliquait aux jeunes qui sont en Afrique dans quelles conditions vivent leurs frères à Paris, ça les ferait beaucoup réfléchir avant de prendre le chemin de la traversée du désert.
C’est ce message que je fais passer à travers trois titres : "Où aller où", "L’Africain à Paris" et "Ouvrez les frontières". Nous avons le droit de partir, mais voilà ce qui nous attend. Alors que nos aïeux ont subi l’esclavage, est-ce qu’en 2007 nous avons le droit d’aller vers cette nouvelle forme d’esclavage bien réel ? Qu’on le veuille ou non, les autorités françaises savent que les sans-papiers existent. Elles ne veulent pas leur donner de papiers, parce qu’en ce cas, ils seraient traités de manière légale. Maintenir cette main-d’œuvre dans cette situation est une autre forme d’esclavage. J’essaie d’expliquer aux jeunes cette situation que leurs frères, sous-payés pour des travaux dégradants en Europe ou aux États-Unis, ne leur expliquent pas.

Quels sont, pour toi, les principaux problèmes qui doivent trouver leurs solutions dans la relation Occident-Afrique ?
Je pense qu’il faut d’abord acheter les matières premières des pays africains à leur vrai prix, arrêter de dévaloriser le coton, le café, le cacao, etc. L’économie des pays qui les exportent est basée sur ces matières premières et ils ne peuvent pas s’en sortir tant que l’Occident en fixe le prix. Et si l’on ne s’en sort pas, on va être obligé d’aller chercher ce qui nous a été pillé durant l’esclavage et la colonisation : dans des villes comme Nantes ou Bordeaux, de grands immeubles appartiennent à des descendants d’esclavagistes… Je pense qu’il doit y avoir des relations d’échange de pays à pays : le producteur de blé doit pouvoir échanger avec le producteur de coton dans un système d’entraide. Le système économique utilisé en Afrique aujourd’hui est directement hérité du colonisateur. Les nouveaux dirigeants africains ont reproduit les pratiques des colons. C’est ce système qu’il faut revoir pour essayer de donner aux Africains les moyens de se prendre en charge.
Sur le plan politique, même si le président français ou le président américain a un candidat favori en Côte d’ivoire, qu’il laisse le choix aux Ivoiriens d’élire leur président sans apporter de soutien à qui que ce soit. Les Blancs ont été les maîtres de nos ancêtres et cette image est encore là. La photo de telle personnalité politique africaine avec tel président occidental a aussitôt une influence en Afrique. Avec la nouvelle génération, ça devrait changer, parce qu’elle a commencé à comprendre qu’aujourd’hui de jeunes Français travaillent en Côte d’ivoire ou au Mali pour des Ivoiriens ou des Maliens. Je pense que d’ici quelques années, les mentalités vont complètement changer.

Comment vois-tu les États-Unis?
Autrefois, les Américains étaient considérés avec respect. Mais aujourd’hui, à cause de la politique de George W. Bush et Irak et ailleurs dans le monde, cette image a été complètement ternie. Avec mes fans-clubs, j’avais organisé à Bamako une marche contre la guerre en Irak. Ça m’a valu un refus de visa… Une semaine après, je devais enregistrer mon album en Jamaïque. J’avais juste besoin d’un visa de transit pour l’escale de l’avion à Miami : je ne devais pas entrer sur le sol américain. La personne qui devait me délivrer le visa me connaît et sait que je n’ai pas l’intention de m’installer aux Etats-Unis. Mais elle m’a quand même refusé le visa… J’espère que les prochaines élections mettront en place un nouveau président, qui essayera de donner une nouvelle image aux Etats-Unis.

Que t’a apporté ta collaboration avec le rappeur Akon, Américain d’origine sénégalaise ?
Akon est un Américain Sénégalais. "Soldier", le titre sur lequel je l’ai invité, concerne l’armée américaine en Irak ou en Afghanistan. Nous avons décidé dans nos textes de ne pas dire de la guerre quelle est "bonne ou mauvaise". Tout le monde l’a déjà dit… Nous avons voulu nous mettre dans la peau d’un jeune soldat américain qui écrit à sa famille pour expliquer que ces jeunes militaires sont là-bas indépendamment de leur volonté. Ils ont été trompés comme nous tous par George W. Bush et ses associés, qui sont venus chaque jour à la télévision dire que Saddam Hussein avait une bombe et qu’il allait détruire le monde, etc. Ils savent que leur absence fait du mal à leur famille mais ils souhaitent revenir et ils demandent à leur maman, leur frère ou leur sœur de ne pas pleurer. J’ai invité Akon parce qu’il est mieux placé pour passer le message de cette chanson en anglais. Et j’espère que les parents dont les enfants sont en Irak auront l’occasion d’écouter ce titre.

Tu abordes également des problèmes spécifiques à l’Afrique avec une chanson comme "Non à l’excision"…
Aujourd’hui les femmes africaines sont engagées dans beaucoup de combats. Leurs maris sont au chômage et elles vont vendre des mangues, des oranges ou du charbon pour nourrir leurs enfants, payer les fournitures pour leur éducation, etc. Elles sont engagées aussi dans le combat de l’émancipation et sur bien d’autres plans. Je me dis que leur combat est trop lourd pour elles seules. Il faut des hommes dont la voix porte pour leur donner un coup de main. C’est pourquoi j’ai demandé à mon collaborateur Magyd Cherfi (ex-Zebda) d’écrire un texte qui puisse aider ces femmes.
Il faut que les gens comprennent que certaines choses qui étaient pratiquées du temps de nos ancêtres ne sont plus bonnes pour nous aujourd’hui. Dans la coutume africaine, il faut prendre ce qui est positif et jeter ce qui est négatif. Au temps de nos ancêtres, il n’y avait pas de sida. Et aujourd’hui, beaucoup de femmes contractent le sida par le couteau qui sert à exciser… Ces réalités d’aujourd’hui font que cette pratique doit s’arrêter. Beaucoup de femmes qui sont allées à l’école ont compris tous les effets négatifs de l’excision et elles en témoignent. Je pensais que ma voix devait accompagner les femmes dans ce combat.

Tu as aussi collaboré à une chanson du récent album d’Idir. Est-ce une volonté de ta part de faire les choses en commun ?
Je pense que c’est très important. Il faut arrêter d’être égoïste. Si je chantais seul "Soldier", il n’aurait pas le même écho qu’avec Akon.… Le grand frère Idir a compris qu’aujourd’hui les collaborations aidaient à faire passer des messages à travers les textes de tous les artistes invités. Et toutes ces collaborations sont aussi une bonne façon d’être écouté par la jeune génération. Je suis un artiste très ouvert. Je pense que je ne serai pas là éternellement : je ferai mon temps. Il y aura une relève et je pense qu’il est important que j’ouvre la porte à cette relève.

Manjul dit des choses très gentilles et très flatteuses à ton égard…
Manjul et moi sommes un peu les ambassadeurs de cette musique [reggae] au Mali. Il a un studio, moi aussi et nous essayons, à travers les moyens qu’on a, de donner la qualité aux productions qui sortent de nos studios, afin qu’ils soient compétitifs sur le plan international. Quand je produis des artistes de reggae, je l’invite à venir jouer dans mon studio : il est excellent batteur. Et souvent j’emmène des artistes travailler chez lui. On essaye ainsi de collaborer pour faire avancer les choses.

mboasawa

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