Le mot balafon renvoie à un instrument de musique, et particulièrement une musique d'orchestre, ce qui signifie que le joueur de balafon ne se produit pas de manière isolée. Quelle que soit la partition, les musiciens sont nombreux et se complètent. De plus, la musique du balafon, dans la tradition où elle a trouvé son ancre, n'est jamais une interprétation triste. En effet, dans les communautés qui ont le bonheur d'en profiter, les joueurs de cet instrument savent que l'on fait appel à eux pour célébrer un événement joyeux, comme le mariage qui, il faut le signaler, est une alliance entre des familles, une source de vie puisque des enfants en naîtront, donc un outil de préservation de l'espèce. À vrai dire, toutes ces associations des thèmes de la vie permettent de dire que de tous les instruments de musique, le balafon est celui qui symbolise le mieux l'appel à l'union. Le titre que le poète a choisi pour ses poésies montre qu'Engelbert Mveng voudrait célébrer un rassemblement joyeux et vivifiant, et que par conséquent il a besoin d'autres êtres pour réaliser un tel projet.
Au demeurant, et au-delà de ce titre liminaire, les autres titres des différentes pièces ne contredisent pas cette première hypothèse interprétative : " Lettres à mes amis ", " Dépaysement ", " Ostende - Douvre ", "Marcinelle, 1956. Requiescant in pace ", " New-York ", " Moscou ", " Adamawa ", " Tu reviendras, Sénégal ", " Epiphanie ", " Pentecôte sur l'Afrique ", " Mère ", " Post-face - Voici ton fils ", " Offrande ". À eux seuls, ces titres représentent l'itinéraire d'un voyage guidé. Est-ce le voyage du poète vers les espaces évoqués ? Ou alors est-ce un appel lancé à des habitants desdits espaces afin qu'ils se retrouvent, le poète et eux, dans des circonstances précises, historiques ou actuelles ? Lorsqu'on observe plus attentivement ces titres, l'aspect hétéroclite des origines des peuples interpellés donne l'impression d'un véritable capharnaüm. Nous avons ainsi une lettre à Confucius, un philosophe chinois du VIème siècle avant Jésus-Christ, mais auquel se réfèrent aujourd'hui encore des centaines de millions d'êtres humains ; également évoqué, un empereur aztèque (Moteczuma) d'Amérique du Sud au XVIème siècle ; viennent ensuite, pêle-mêle, la France (" Roland-Roger"), l'Amérique (" New-York "), la Belgique et l'Angleterre (" Ostende-Douvre ", " Marcinelle, 1956 "), l'U.R.S.S. (" Moscou "), le Cameroun (" Adamawa "), l'Afrique de l'Ouest (" Tu reviendras, Sénégal ") ; et enfin - éclairage ? - deux grands mystères de la religion chrétienne sont évoqués pour superviser ce rassemblement et préciser l'orientation profonde du poète : la présentation de l'enfant Jésus au temple (" Epiphanie ") et la descente du Saint-Esprit sur les hommes (" Pentecôte sur l'Afrique "). L'intention intime du poète apparaît alors clairement, lucidement, avec le dernier titre : "Offrande ".
Voilà désignés les convives venant du monde entier que le balafon d'Engelbert Mveng invite à la fête, une fête africaine, une fête humaniste, une fête de la paix, une fête chrétienne.
I - La fête africaine Dans la poésie d'Engelbert Mveng, le pronom personnel je qui marque le lyrisme des énoncés a pour référent, dans une très large mesure, l'Afrique. : c'est l'Afrique tout entière qui s'exprime par la bouche du poète, c'est elle qui interpelle les peuples de tous les autres continents. Il n'y a, pour le vérifier, qu'à s'arrêter au premier vers du premier poème qui donne le ton de tout ce qui va suivre : Kong-Fu-Tseu mon ami. Et face à cet ami, ainsi qu'à tous les autres auxquels il va souvent s'adresser, le poète ne manque pas de s'identifier:
Et je te salue, moi l'Afrique à midi dans la plénitude de mon soleil (" Lettre à Kong-Fu-Tseu")
Je suis la Méditerranée sur le front de l'Afrique
Je suis l'Afrique si frêle de patience (" Lettre à Roland-Roger ")
Et moi, je suis l'Afrique (" Lettre à Moteczuma")
Il n'y a pas ici un seul poème où l'Afrique ne se pose comme l'interlocutrice, comme la source du message lancé, comme une revendication obsédante que les autres doivent écouter et dont ces mêmes autres doivent absolument tenir compte.
Cette Afrique, le poète la présente sans fards. C'est ainsi qu'il revendique son histoire qui contient les Négriers et les colons ( " Mère ", " Roland-Roger ") et qui a alimenté les Antilles ( " à Moteczuma ") ; il revendique aussi ses valeurs culturelles avec ses hiboux (" Roland-Roger "), ses pagnes en lambeaux (" à Moteczuma "), son tam-tam au crépuscule (" Dépaysement "), sa paix des cocotiers sur la douceur des mangues (" New-York "), ou encore son vin de palme dans le crâne des ancêtres (" Moscou "). Il est évident que le poète aime son Afrique telle qu'elle est, et qu'il en est fier. Dans la bouche et sous la plume d'Engelbert Mveng, l'Afrique est un mot en situation. Il connote un réseau d'images qui se réfèrent au passé et au présent et qui, ici, ont la mission de mettre cette Afrique à la fois en perspective poétique et en exergue dans un schéma de communication. L'Afrique s'ouvre aux autres.
II - La fête de l'amitié Cette Afrique que le poète Mveng met en avant est celle même qui est déjà allée vers les autres et celle que ces mêmes autres ont reçue, d'une manière ou d'une autre :
Tu m'as ouvert toutes grandes
les portes du Levant
Je t'écoute ; tu me parles (" à Kong-Fu-Tseu ")
Pour moi,
Tu as ouvert le grand battant de l'accueil (" à Roland-Roger ")
La relation qui s'établit ainsi est une relation d'amitié, et même de fraternité. C'est là qu'Engelbert Mveng apparaît comme un humaniste, c'est-à-dire un homme de culture, un homme ouvert au reste du monde. Mveng se découvre aussi comme un être d'une grande rectitude morale. C'est enfin un homme qui cherche à donner à la vie humaine son sens le plus haut, le plus noble, car Mveng pense que les valeurs de tous les peuples de la terre, mises en commun, peuvent permettre d'accéder à cette hauteur spirituelle : qu'il s'agisse de la paix des Bouddha, du silence des pagodes (" La Chine ") ou des cathédrales gothiques, des abbayes romanes, des cloches de France (" à Roland-Roger "), ou encore des Sioux (" à Moteczuma "), ou même des Black Panthers, de Martin Luther King et Malcom X, l'Afrique les aime et les accepte tous, Parce qu'ils sont hommes /Tout simplement
L'Afrique les aime aussi, au travers de toutes ces désignations métonymiques, parce que la terre a besoin que toutes ces spiritualités et toutes ces cultures vivent en symbiose, en harmonie, afin qu'il y ait la paix. Et l'une des images sonores les plus percutantes et les plus merveilleuses de la poésie de Mveng est répercutée dans ces vers qui terminent le poème dédié à la catastrophe qui tua des dizaines de mineurs en Belgique en 1956 :
Autour des races dressées comme des chiens enragés / Sur des proies d'ombre, / Voici l'arc-en-ciel de notre ultime Regard, / pour que reposent en paix / cette terre des hommeS (" Marcinelle ")
La paix, la paix, la paix. Le mot revient souvent. Le mot revient toujours sous la plume du poète. C'est l'un des thèmes majeurs de cette poésie. D'ailleurs tous les thèmes qui y sont relevés se révèlent comme des illustrations d'une personnalité humaniste. Mais Mveng ne nous laisse pas oublier que l'humanisme dans son acception la plus large est l'acceptation profane de la communion des Saints. C'est pour cela que cette personnalité du poète est auréolée par la dynamique du chrétien dont les marques éclairent chaque évocation, chaque prise de position, chaque contact avec l'univers.
III - La fête chrétienne Même avec Moteczuma, Engelbert Mveng trouve un espace pour établir une relation spirituelle. La prière occupe une grande place dans la vie et l'inconscient du poète. Quand ce n'est pas le bâtiment relatif à la prière ou à la méditation qui est évoqué (cathédrale, pagode, abbaye), c'est l'homme de prière (prêtresse), ou, tout simplement, la prière elle-même, dans sa dimension de communion des esprits tournés au même moment vers un être suprême, une autorité transcendantale :
Toi ma prière comme un chant d'amitié incendiant les rideaux de bambou (" à Kong-Fu-Tseu ")
Au fond, l'homme de prière, le croyant en Mveng est partout présent. Cela ne surprend personne de lire des poèmes intitulés "Epiphanie ", " Pentecôte sur l'Afrique ", " Offrande ". On comprend que la force qui pousse le poète vers les autres hommes de l'univers lui vient de Dieu. Lorsque Mveng invite les autres êtres et les autres cultures à cohabiter pacifiquement, il voudrait le faire au nom de son Seigneur. Celui qui chante ici est un homme épris de paix et, surtout, c'est un chrétien.
IV - L'humaniste
Mais quel besoin avait un tel homme d'emprunter la voie de l'expression poétique ? Pourquoi Engelbert Mveng devient-il poète, lui qui dispose de tant de tribunes pour s'adresser aux hommes ?
Pour répondre à ces questions, on peut appeler Roman Jacobson à la rescousse, lui qui affirme que l'œuvre poétique est l'organisation fondamentale de l'idéologie en prenant soin d'expliquer : C'est la poésie qui nous protège contre l'automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l'amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation.( R. Jacobson, Questions de poétique, Paris, Le Seuil, 1973, p. 25)
Mveng propose choisit donc la poésie pour proposer une idéologie, c'est-à-dire un ensemble de valeurs autour desquelles il voudrait voir la communauté, sa communauté fonctionner. Quelques unes de ces valeurs sont :
IV - 1 La fraternitéPour décrire le lien premier qui l'unit aux autres hommes, le poète écrit dans un texte dont le titre ne laisse apparaître aucune ambiguïté, " Lettre collective ":
Ils m'ont dit / Mes frères, de vous répondre qu'en Afrique, / On n'aime pas les hommes comme on aime ses colonies / Comme on aime les peuples protégés,
Blancs, Jaunes, Noirs et Rouges / Vous êtes, sous tous les cieux, notre unique cœur
Battant le rythme de la vie
Traduits dans les mots de tous les jours, le poète postule que les hommes du monde entier devraient vivre, non pas comme des frères, mais en frères.
IV - 2 L'amourToute la poésie d'Engelbert Mveng chante l'amour. C'est ce sentiment qui devrait réguler les rapports à travers les espaces, à travers l'histoire, à travers les conditions sociales. Pour lui, la source de cet amour est Dieu. Et c'est là, dans cette même poésie, que se réalise le parcours existentiel de l'Église dont la dialectique réside, d'une part, sur la souffrance et la pauvreté spirituelle et, d'autre, l'épanouissement dans la charité et dans la générosité. Balafon est aussi un autre récital du Sermon sur la montagne. (Mat.5 : 3 à 16.) Cette intertextulité ne peut surprendre de la part de celui qui a fondé " les Béatitudes " à Yaoundé. Engelbert Mveng illustre une fois de plus le miracle de la poésie toute en symboles que Mallarmé définit en disant que nommer un objet, c'est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème, qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. L'une des grandes originalités de ce rêve, de cet amour au sein de l'Église proposé par Mveng est qu'il est indissociable de l'Afrique et de ses particularités.
IV - 3 L'inculturationEn chantant par exemple l'Épiphanie, le poète évoque son pagne : Il était beau pourtant, mon pagne de couleurs, / Les princesses du Ghana l'ont tissé au rythme des cymbales.
Et il ne manque pas non plus d'invoquer le " tam-tam royal " de sa tribu. Le poème " Pentecôte sur l'Afrique" est encore plus expressif : Le tam-tam dit : Pentecôte ! / Pentecôte, Pentecôte ! répond le balafon ,/ Le tambour, Pentecôte !/ L'air de vibration sur ma lèvre de silence, Pentecôte !/ Mes grelots, Pentecôte !/O mes clochettes,/ Dans mes pieds de cadence, Pentecôte !
La Pentecôte est la descente de l'Esprit saint sur les Apôtres de Jésus. Ils en tirent leur force et leur énergie. Si au départ cet événement s'est fêté sans l'apport du tam-tam et des grelots, le poète souhaite que, désormais, ces instruments accompagnent le balafon dans la célébration de l'un des moments les plus significatifs de la foi chrétienne. Engelbert Mveng apparaît donc ainsi, dans tout le sublime de l'art, le chantre de l'inculturation, l'apôtre de la synthèse des cultures africaine et chrétienne, pour un vécu plus épanouissant de la foi en Dieu. Dans cette démarche qui n'est ni reniement ni exclusion, sa poésie s'identifie comme une opération dans laquelle passé, présent et avenir sont conjoints, tant sa poésie s'installe au-delà de l'espace et du temps. Par le biais de cette écriture particulière, il permet une perception nouvelle de la chrétienté qui permet à celle-ci, par son ouverture, de s'intégrer dans le XXè siècle. Balafon est une poésie qui amène le christianisme à la vérité africaine.
*Balafon est inscrit au programme des classes de Ière de l'enseignement général et technique. Prix de vente public : 2250 francs CFA.
**Dr D'Etat ès lettres, ENS, Université de Yaoundé I
Engelbert Mveng, (poésie), Yaoundé, Clé